Dimanche 19 juin c’est dans une tenue fort estivale, avec une chemise aussi bigarrée que ses idées, que le chanteur et guitariste canadien Devin Townsend débarque dans une salle de conférence à l’atmosphère un peu lourde malgré les ventilateurs qui brassent de l’air chaud, pour répondre à quelques questions de journalistes pendant une vingtaine de minutes. C’est donc une occasion parfaite pour le rencontrer de façon posée, avant qu’il se transmute en bête de scène déchaînée pour se produire le soir même sur la scène Altar.
Devin Townsend : – Salut. C’est tout à fait normal. C’est ce que les humains sont censés faire. N’est-ce pas ? Bon, j’espère que votre journée se passe bien, j’espère que vous buvez de l’eau, que vous allez passer une bonne soirée, au revoir ! …Bon, ok. Est-ce que je suis censé diriger ça, ou est-ce que quelqu’un d’autre s’en charge ?
Journaliste : – Je vais commencer. Bienvenue au Hellfest ! Déjà merci beaucoup pour votre présence, et pour avoir été là pour les fans pendant la pandémie, cela a été très important, merci du fond du cœur.
Devin Townsend : – Merci, je pense que comme tout le monde on a juste essayé de trouver comment naviguer dans tout ça. Je pense que quelque part quand on vit de la musique cela peut aboutir au fait de considérer qu’il y a une différence fondamentale entre les gens, entre le public et les musiciens. Une des choses pour lesquelles je suis très reconnaissant quelque part c’est que la pandémie a mis tout le monde au même niveau, à savoir celui d’un groupe d’être humains, essayant de s’occuper de leur famille, de leurs enfants. Je ne sais pas pour vous mais c’est comme si mes parents, mes amis, tout le monde était devenu un peu dingue. Les gens pour qui je me suis senti le plus désolé en fait, ce sont les musiciens très connus, habitués à ce que tout le monde prenne soin d’eux, qui se sont retrouvés un peu seuls et ont réalisé qu’ils ne savaient rien faire par eux-mêmes !
Journaliste : – Comment avez-vous géré votre temps, votre vie de famille pendant cette période ?
Devin Townsend : – Je pense que la pandémie est une grande motivation ! Je me souviens d’avoir été malade et d’être retourné à Vancouver, et que tout le monde semblait avoir besoin de réorganiser ses priorités très rapidement, les choses se sont précipitées aux Etats-Unis, et il m’a paru clair que pour continuer de faire ce que j’aimais, à savoir créer, jouer de la musique, j’allais devoir m’adapter. Les concerts en streaming, « The Puzzle » et tout ça, c’était des réactions à la pandémie. C’est marrant parce que quand j’ai élaboré le projet « The Puzzle » les gens m’ont dit que c’était une musique absurde, qui n’avait pas de sens, et pour moi le but de la musique est de fournir une représentation de ce qui se passe dans notre vie, et les choses n’avaient pas de sens ! Et en tant que musicien on peut écrire de jolies chansons, des choses qui aident, mais j’ai aussi l’impression qu’en tant que musicien ce n’est pas très honnête d’ignorer son propre chaos. Si on prétend que tout va bien et que l’on présente une flopée de chansons motivantes alors qu’intérieurement on pense WTF c’est bizarre, donc j’ai créé une série de chansons totalement WTF, et une fois que c’était fait c’était plus facile pour moi d’avancer. Mais je pense que mon monde ressemble à celui de tout un chacun. Je me souviens d’un soir en 2020, si sombre, où mon fils n’était pas allé à l’école, parce que tous les établissements étaient fermés, et je me demandais comment on fait pour rester fort pour ses parents, pour ses enfants, pour ses amis… Et j’ai emmené mon fils chercher un hamburger, en faisant comme si de rien n’était, comme si tout était normal, alors qu’intérieurement je me disais « Wow c’est si sombre mec… », mais je crois que le seul truc que l’on peut faire, c’est mettre un pied devant l’autre, y aller progressivement. Je crois qu’une grosse partie de la pandémie, pour moi, a été de réaliser que je devais être un peu moins exigeant avec moi-même, parce que je passe tellement de temps à mettre en place des paramètres concernant ce que je devrais faire ou ce que je devrais être capable d’endurer, vous savez, à base de « Les gens forts font ci », « Les gens faibles font ça », et je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas être aussi manichéen, et que si l’on ne reconnaissait pas que ce qu’on vivait était vraiment dur, ça ne rendrait service à personne. Cela aurait été mentir aux gens de surjouer ma force. Du coup pour moi il y a eu une sorte de transformation à ce moment, et même si mes priorités ont changé je suis en quelque sorte vraiment reconnaissant pour ces réalisations-là.
Journaliste : – Si un artiste ou un groupe reprenait une de vos chansons, de quel artiste ou groupe aimeriez-vous qu’il s’agisse, et de quelle chanson ? Et dans son style ou dans le vôtre ?
Devin Townsend : – J’aimerais bien que quelqu’un reprenne « Shitstorm » ! Pour voir comment ça se passerait ! Avec les 40 voix, les distorsions… C’est marrant parce que des fois on me demande « Si vous pouviez composer votre groupe parfait, votre groupe idéal » ou « Si vous pouviez faire un jam avec n’importe quel musicien, vivant ou mort, qui ce serait », et moi je ne voudrais pas faire un jam avec qui que ce soit, parce que bien souvent si vous imaginez un groupe fictif, dites vous que si vous mettez uniquement des fortes personnalités ensemble cela risque d’être médiocre malgré le talent de chacun parce que les gens devront faire des compromis. Et au sujet de ma propre musique, je ne dis pas que je ne veux entendre personne la reprendre, mais que si quelqu’un le fait j’aimerais que ce soit absurde vous voyez, et sur « Shitstorm » ça serait super.
Journaliste : – Vos concerts en streaming ont été particulièrement divertissants pour moi, les angles, les effets, et ils semblaient si personnels et approchables, et maintenant que la pandémie est totalement de l’histoire ancienne et que personne ne sera plus jamais malade, imaginez-vous retourner à ce genre de formule ?
Devin Townsend : – Beaucoup de choses se sont passées, je suis en tournée depuis 3 mois, et ce après 2 ans de chaos, et ça a été très difficile, mais il y a quelques trucs pour lesquels je ressens beaucoup de gratitude. Par exemple dans le passé c’était facile pour moi de rationaliser certains de mes comportements, parce que c’est pour le boulot, et je me suis rendu compte pendant la pandémie à quel point une partie de ma personnalité consistait à rendre les gens heureux, mais pas d’une façon saine. Je pense que c’est bien de vouloir rendre heureux les gens qui comptent, ses proches, mais pas quand on est un peu trop people pleaser parce que l’on manque de confiance en soi ou que l’on a besoin de l’approbation, de la validation des gens, et c’est quelque chose que j’ai fait dans le travail. Il y a des aspects de mon job que j’adore, j’aime les gens, j’aime la musique, mais je n’aime pas l’attention. J’aime créer. Bien souvent on part en tourner pour avoir d’autres opportunités de tourner, et continuer à faire des tournées, et plus les tournées grandissent, plus cela devient pesant psychologiquement, et moins on est disponibles pour les amis, pour les proches. Cela a quelque chose de très bizarre de suspendre la réalité pendant 2h, d’être un humain sur scène en face de plein d’autres humains, et que nos opinions soient censées signifier quelque chose, c’est très abstrait en fait. Je me suis rendu compte qu’il y avait toute une partie de cet ensemble que je n’aimais pas. J’aime jouer, j’aime les gens, j’aime la musique, mais je n’aime pas ce que cela représente d’être connu, d’une certaine façon. Mais d’une certaine façon je l’ai aussi choisi, donc je l’assume, peut-être que je ne voulais pas laisser tomber l’équipe, ou que des gens soient affectés par ma décision… Mais j’ai eu 50 ans, et je n’aime plus la musique forte, je sais que c’est dingue : je joue de la musique forte ! Mais je n’aime pas entendre de la musique forte, c’est horrible, j’essayais de prendre ma douche et j’entendais des « bleeuuuargh » et je me disais « C’est nul »… Je n’aime pas ça du tout ! Chez moi j’ai eu un siège de toilette chauffant pour Noël, et c’est incroyable, et c’est à 6 pas de mon studio, j’adore ! Et je ne sais pas si vous savez, mais en tournée on ne peut pas faire caca dans un tourbus. Je suis un mec de 50 ans, et je dois faire caca sur une aire d’autoroute tous les matins ! Et je n’aime pas ça du tout ! Mais il y a des choses qui font partie du deal, d’autant que les gens ont une sorte d’investissement émotionnel envers notre musique, donc il faut répondre présent, sinon il ne faut pas la monétiser. C’est facile de dire « Je fais ça pour moi », mais à partir du moment où on monétise sa musique, c’est une part du contrat il d’être un peu là pour les gens. Mais je crois que ce que la pandémie m’a fait réaliser c’est que je peux faire énormément de choses depuis chez moi, plein de choses qui me permettront de m’épanouir musicalement, ce qui était un peu bloqué par le fait d’être en tournée sans relâche. Donc je vais beaucoup ralentir les tournées, j’ai un studio chez lui, cela va me permettre un mode de vie plus sain, et je vais probablement faire pas mal de concerts en streaming. C’était la plus longue réponse du monde, pardon.
Journaliste : – Je me demandais, c’est de notoriété publique que vous êtes créatif, on ne sait jamais à quoi s’attendre pour la suite, vos shows sont énormes, rien que pour donner un exemple, à Bloodstock au Royaume-Uni vous aviez un éléphant sur scène, et j’ai toujours eu l’impression que la seule chose qui stoppait votre créativité était de ne pas avoir le budget de Kiss. Si vous aviez ce budget, à quoi vos scènes de rêve ressembleraient-elles ?
Devin Townsend : – C’est une question fantastique ! Je pourrais prendre beaucoup de temps pour ça, parce que j’aimerais construire une serre, parce que c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup en ce moment. Je pense qu’il y aurait un chœur massif, avec une bonne partie sur enregistrement d’ailleurs parce que souvent cela ne sonne pas bien sur scène, un orchestre. Le prochain projet que je vais réaliser est une comédie musicale, cela fait 6 ans que je travaille dessus, et cela s’appelle « The Moth ». L’idée serait de projeter des cartes, dans le théâtre, pour que cela devienne un environnement, et que ce soit interactif avec le public. Mais le principe de cette narration serait différent à chaque fois. J’adore l’absurdité, pas pour provoquer ou être un « jackass », mais par exemple imaginez avoir 4 filets au-dessus du public, et je ne sais pas, juste pour l’exemple, un avec des buns, un autre avec de la viande, un autre avec des condiments et un dernier avec de la salade, tout lâcher, et la première personne qui apporterait un burger entier sur scène gagnerait un t-shirt ou quelque chose comme ça… Quelqu’un d’autre avait suggéré de lâcher des requins dans le public et voir ce qui se passerait, mais ce serait un peu sadique. J’ai un groupe d’amis que je connais depuis 30-40 ans, et on peut vraiment brainstormer des idées ensemble, et j’adore quand on est tous là en train de boire du café et que l’un dit « Hey, est-ce que ça ne serait pas marrant si… », et c’est le point de départ de tout ! Et parfois on peut avoir le budget pour produire ça, l’idée est acceptée, et les gens voient même ça comme la métaphore de quelque chose, comme une affirmation.
Journaliste : – L’année prochaine marquera le 30e anniversaire de l’album « Sex and Religion », il y a une paire d’années vous vous êtes retrouvés avec Steve Vai, et vous avez joué « Here and Now » dans un festival. Je voulais savoir ce que cela faisait de rejouer cette chanson, et je voulais savoir si vous aviez envie de faire quelque chose pour célébrer les 30 ans de l’album, peut-être rejouer certains titres…
Devin Townsend : – Je n’aimais pas cette chanson, mais j’aime Steve, et s’il veut que je fasse quelque chose avec lui, bien sûr que je le fais, c’est un génie et je l’adore. Vraiment, j’adore ce mec. Mais je pense que ce qui rendait ce disque très intéressant, et cependant très bizarre, c’est que nous sommes très différents. Et à l’époque nous étions très différents, maintenant nous le sommes moins. Peut-être que je me trompe mais je crois que nos raisons de faire ce que nous faisons sont légèrement différentes, mais il fait partie des personnes que je porte le plus dans mon cœur. En tant qu’ami je serais heureux de faire tout ce qu’il me demande, car je l’aime. C’est sincère.
Journaliste : – Dans quelle mesure le COVID a eu un impact sur votre manière d’écrire votre approche de la musique, et en quoi a-t-elle évolué au cours des années ?
Devin Townsend : – Je pense que la manière dont je crée ma musique n’a pas changé, et au risque de paraître prétentieux, et je suis sûre que ça va un peu sonner comme ça, la musique est une fonction d’un processus pour moi. Quand j’étais enfant j’étais hypersensible, je le suis toujours plus ou moins, malheureusement, mais je viens également d’un environnement stoïque, avec une famille britannique et irlandaise un peu sévère et n’exprimant pas beaucoup ses émotions, et ne les encourageant pas nécessairement non plus, mais comme j’étais hypersensible la musique m’a servi d’échappatoire pour m’exprimer, pour trouver où j’en étais. Et même si au début je ne voyais pas forcément les choses comme ça, maintenant il m’apparaît clairement que je faisais ça pour me débrouiller, pour m’en sortir. Et la musique est le résultat de tout ça, c’est tout. Tout ce qui m’arrive est comme la combustion d’un processus, peut-être parce que ma vision périphérique est limitée, je ne sais pas, mais j’attrape une guitare, et la musique me vient comme une vision, un flux, quelque chose qui me plaît sur le moment. Par exemple la couleur verte, ou cette police de caractères en particulier, ce son de guitare spécifique, cet angle mathématique précis, ce courant artistique, cette façon de jouer de la batterie… Je navigue comme ça entre les éléments que j’agence petit à petit, et parfois cela sonne juste, un accord va représenter une démangeaison que j’ai absolument besoin d’exprimer là. Il y a des choses que j’ai besoin de représenter et c’est a posteriori, peut-être un mois plus tard, que je me dis oh c’est à propos de la colère, c’est à propos de la mort de son chat, à propos de quoi que ce soit, mais en faisant ça la sensation s’estompe. etc. Parfois les gens pensent que si je fais des choses si variées, c’est par provocation, mais pas du tout, c’est parce que j’ai besoin de faire de qui me passe par la tête et ensuite bon débarras ! Enfin pas bon débarras, mais disons que quand on a passé déjà tellement de temps concentré sur quelque chose, cela semble absurde de rester là, donc je me dis c’est bon, je peux passer à autre chose… Et la prochaine fois qu’il m’arrivera quelque chose, cela sera le même processus, un autre son de guitare, un film, et je suivrai ce chemin-là. Et à la fin au bout d’un mois, d’un an, j’ai le résultat qui se matérialise en un album. Cela s’est passé comme ça pour « Empath », pour « Ziltoid », pour « Alien », pour « Snuggles »… Pour « Lighthouse » aussi, enfin c’était un peu différent car j’ai eu de l’aide, donc je suis un peu perplexe quant à celui-là, mais je suis sûre que tout se passera bien. Mais toute la pandémie n’a pas changé mon processus créatif car, cela a juste changé les données à traiter, qui étaient très spécifiques, donc pendant que j’essayais d’écrire des chansons qui pourraient potentiellement être un peu « feelgood », je me suis dit non, j’ai besoin d’écrire des choses qui soient chaotiques, je veux que ce soit, j’ai envie que ce soit boueux, crade, avec des sirènes dedans. Et à la fin c’est devenu « The Puzzle », qui est une métaphore de ce processus.