On croyait le Nu Metal condamné à hanter les friches d’Internet, réduit à quelques playlists nostalgiques et aux sarcasmes des critiques. Pourtant, il suffit de parcourir les affiches de festivals estivaux pour constater son retour spectral. Ce spectre, Deftones l’incarne mieux que quiconque : trente-sept ans de carrière, dix albums, et l’ombre tenace d’un groupe qui, au-delà des fluctuations de mode, n’a jamais cessé de contaminer les imaginaires du Metal extrême.
Cinq années de silence — le plus long intervalle de leur discographie — séparent Private Music de Ohms. Autant dire une éternité pour un groupe dont chaque sortie a toujours semblé nécessaire, presque organique. L’album s’ouvre sur My Mind is a Mountain, single à double tranchant : aucun bouleversement formel, mais une intensité qui annonce un disque pensé comme un acte de persistance. Ce n’est pas une réinvention, mais une plongée plus profonde dans leur propre ADN.
Sous la production de Nick Raskulinecz, déjà complice sur Diamond Eyes et Koi No Yokan, Deftones resserre son spectre sonore. Locked Club déploie un phrasé quasi inédit de Moreno, proche du spoken-word rappé, suspendu sur un riff lourd et visqueux. Ce n’est pas tant une provocation qu’une fissure volontaire dans leur propre mur de son, une façon de laisser filtrer une lumière nouvelle.
L’album se nourrit d’allers-retours entre abrasion et suspension. Cut Hands et Ecdysis invoquent par touche un Shoegaze saturé, mais sans complaisance : la violence n’y est jamais totalement dissoute, seulement ralentie, comme anesthésiée. Ailleurs, Infinite Source, Souvenir et ~Metal Dream rappellent la faculté rare du groupe à entrelacer douceur vaporeuse et densité oppressive. Ces morceaux incarnent l’essence paradoxale de Deftones : une musique qui étouffe autant qu’elle respire.
La filiation interne au groupe se fait explicite : Think About You All the Time dialogue avec Sextape de Diamond Eyes, tandis que Departing the Body se dissout dans un drone minimal, comme si l’album choisissait de se retirer plutôt que de conclure. Ici encore, la logique de Deftones demeure celle du retrait, de l’effacement progressif, plutôt que du climax.
Si la voix de Moreno a abandonné certaines de ses aspérités les plus abrasives, c’est moins une perte qu’une mutation. Sa rage vocale se transforme en intensité contenue, et trouve un contrepoint dans la section rythmique : Abe Cunningham, maître de la syncope, oscille entre pulsations martiales et relâchements soudains ( cXz ) , tandis que Carpenter taille ses riffs comme des cicatrices sonores, précises et tranchantes. (Milk of the Madonna)
Private Music ne cherche pas l’effet nostalgique, même lorsqu’il convoque les fantômes d’Adrenaline ou Around the Fur. Il s’affirme plutôt comme une cartographie de la survivance : comment un groupe né dans la fureur adolescente peut-il traverser les décennies sans perdre son noyau incandescent ?
Private Music n’est pas seulement une preuve de survie : c’est un avertissement. Deftones ne cherche plus à courir après ses fantômes, ni à flatter la nostalgie. Ils sculptent leur présent, avec un son qui respire autant qu’il cogne. A 50 piges passées, ils n’ont plus besoin de prouver qu’ils savent hurler plus fort que les autres – ils prouvent qu’ils savent durer, évoluer et toujours secouer les générations entières.
Le message est clair : le temps passe, les modes s’effondrent, mais Deftones est toujours là, debout, prêt à mordre. Private Music n’est pas une rétrospective. C’est un coup de poing au visage du doute.
17/20
Tracklisting :
1-My mind is a mountain
2-Locked club
3-Ecdysis
4-Infinite source
5-Souvenir
6-cXz
7-I think about you all the time
8-Milk of the madonna
9-Cut hands
10-~metal dream
11-Departing the body
Titre incontournable : Souvenir
Titre dont on aurait pu se passer : aucun
Titre ovni : Locked Club